Lorsque, à la fin de l'été 2007, le directeur éditorial des collections Martin vint m'apprendre que le comité qui préside aux destinées des séries de Jacques Martin m'avait « élu » pour dessiner une nouvelle aventure de Lefranc, je fus évidemment le plus heureux des hommes. Quel honneur de pouvoir dessiner une aventure d'un héros de papier dont j'avais lu les albums depuis tout jeune.
Je vis donc arriver cette opportunité professionnelle avec infiniment de satisfaction et de plaisir. Je fis peu après la connaissance de celui qui allait écrire le scénario.
Notre collaboration commença.
Je ne savais pas alors que j'allais vivre la pire expérience professionnelle de ma vie!
Les pages de scénario dialogué arrivèrent. Je pris rapidement mon rythme de croisière et le travail avança très convenablement.
Bientôt, un problème grave surgit. Celui de la panne de scénario! Je n'avais plus de pages à illustrer. J'eu beau tirer le signal d'alarme à l'avance, rien n'y fit. J'étais bloqué. Casterman et moi-même avions pourtant informé le scénariste pour lui réclamer la suite. J'appris bientôt la raison de son refus de continuer. Il venait de « partir en guerre » contre Casterman et le comité dont il détestait cordialement tous les membres. A cette occasion, il se répandit dans les forums bédéphiles exposant ses états d'âme et ses griefs dans des propos incendiaires. Il voulait arrêter toute collaboration avec l'éditeur! La conséquence immédiate en aurait été l'arrêt définitif de l'histoire sur laquelle je travaillais, rien de moins. Et pour tout dire, nous passâmes à l'époque, fort près de cet abandon!
Finalement, après cette esclandre de diva, le scénariste, dans sa grande mansuétude, voulut bien reprendre le travail et termina le scénario. Je pus reprendre le mien!
Le dessin des pages avança de nouveau d'une manière très satisfaisante à raison d'une planche par semaine. Le comité me fit part de sa satisfaction. J'en été évidemment ravi vu la responsabilité que pouvait représenter cette tâche. Ma compagne, quant à elle, coloriait les pages finies.
Bientôt pourtant je m'aperçus qu'une nouvelle difficulté se présentait dans ma collaboration avec le scénariste. Il avait disparu de la circulation! En effet, je n'avais plus aucune réponse à mes mails (lui habitant Bruxelles et moi Paris). Il est facile de comprendre qu'un dessinateur a toujours une question à poser à propos du scénario et des dialogues afin de dissiper un doute. Il peut aussi venir à l'idée du dessinateur de faire une suggestion, proposer une modification. Bref, cela s'appelle le dialogue entre co-auteurs! En l'occurrence, ce dialogue fut, de par l'absence du scénariste, impossible... pendant 6 mois!
Que devais-je faire? Attendre sa réapparition pour reprendre mon travail de dessinateur et ainsi pouvoir à nouveau gagner ma vie et faire vivre ma famille? Trouvant cette situation inacceptable, je pris la décision de modifier ce qui me bloquait dans le scénario, ce qui me paraissait mal fichu (et de nombreux textes et dialogues l'étaient en raison de leur redondance ou de leur longueur). Bien évidemment, ces quelques arrangements auxquels j'allais procéder n'allaient rien changer à l'intrigue.
Quant le scénariste « revint aux affaires », il découvrit que de l'eau avait coulé sous les ponts et que des planches nouvelles de « Noël noir » avaient vu le jour! Il commença donc à protester, arguant que j'avais fait des changements scandaleux dans son texte sans son accord. Jamais, à son retour, il ne prit contact avec moi directement pour me le dire.
Aux portes de l'été, je terminais enfin les dernières pages. C'est alors que le scénariste adressa à Casterman une liste impressionnante de retouches à faire sur mes dessins, accompagnant celle-ci d'une menace de procès dans l'hypothèse ou tout ne serait pas refait selon sa volonté. La situation devint délirante. L'éditeur, de peur de voir la parution de l'album bloquée par une procédure judiciaire me demanda d'obtempérer... et de faire les corrections exigées avec virulence par le scénariste. Je les fis, la rage au coeur. Je me vis obligé de faire des retouches d'une stupidité sans borne sur des planches achevées et coloriées, approuvées par le comité J. Martin.
Les deux versions de la première image de l'album. Les réverbères et la publicité (à gauche) ont été changés (sans mon accord) dans la seconde version. Tout ce que j'avais dessiné était pourtant d'époque (documentation à l'appui).
Oh, j'allais oublier: Dans la foulée, le scénariste voulut aussi réécrire tous les dialogues! Je crois qu'il est le premier scénariste à écrire ses dialogues après que les pages aient été dessinées et encrées!
Le scénariste ayant changé d'avis sur son découpage, j'ai dû redessiner cette image.
Les conséquences de tout cela? Eh bien, il fallut modifier des phylactères (les réduire, les agrandir) ainsi que des récitatifs. A chaque fois, le lettreur dut replacer les nouveaux textes dans les bulles sans compter le traducteur pour l'édition flamande qui dut recommencer à chaque fois son travail de transcription. Ce manège infernal se répéta 5 fois!!! Preuve en est que mes réserves sur la qualité des textes étaient amplement justifiées.
En forme de boutade douce-amère, j'aime à dire que « Noël noir » est le seul album de Lefranc que je n'ai pas lu! Forcément puisque j'ai travaillé sur la version n°1 du texte alors que c'est la version n°5 qui a été publiée!
Ouf! Après tout cela, je pensais que nous allions avoir la paix. Quel naïf je faisais! Je découvris que cet individu qui se croit «professionnel de la bande dessinée» avait retouché lui-même certains de mes dessins allant même jusqu'à en refaire d'autres entièrement, à son idée. Casterman avait laissé faire, étant toujours sous la menace du procès. La goutte d'eau qui fait déborder le vase venait de tomber!!
Le coloriage a été complétement revu (sans mon accord). Les cheveux de Luciana sont devenus roux, sa robe rose et le laurier-rose fait des fleurs... jaunes!
Ce scénariste s'estime donc, non seulement une référence inattaquable en matière de scénario mais aussi une « pointure » en dessin pouvant donc se permettre de remplacer des illustrations de mon cru par les siennes.
Changement de couleurs (sans mon accord)! Entre autre, la vision totalement perturbée de Lefranc qui n'est plus la même, moins psychédilique.
Le scénariste a cru bon de refaire le visage de Lefranc (sans mon accord).
Son interventionnisme dictatorial ne s'arrêta pas là. Il demanda aussi des changements dans les couleurs. Eh oui, il s'estime aussi plus compétent que la coloriste! Il voulut également choisir lui-même les dessins destinés à la publicité de l'album. Eh oui, il s'estime aussi plus compétent que les responsables-marketing de Casterman!
Force est de constater que ce Monsieur, hermétique à toute suggestion, méprise profondément les personnes avec lesquels il « collabore ». Il réclame avec force le respect de son « oeuvre » mais piétine celle de ceux qui ont le malheur de travailler avec lui.
Une scène que je situais dans la neige se retrouve coloriéé (sans mon accord) en une version "terre".
J'avais opté de dessiner cette scène de combat en me plaçant du côté du Panzer Tigre. Pas de chance, le scénariste voulait l'opposé (Du côté du char russe T.34)!
Une page que j'ai pris beaucoup de plaisir à dessiner et que le scénariste a démonté entièrement. La seconde version peut paraitre très "martinienne", elle me semble surtout assez gratuite et peu aisée à lire.
Le coloriage a été refait (sans mon accord). L'herbe grillée par le soleil de l'été a disparu et le scénariste a tenu à ce qu'une abeille fasse "Bzzzz". Il a rajouté lui-même des papillons virevoltant dans tous les sens.
Le drame de la mine de Courrières évoqué en une image. Le scénariste a trouvé préférable de faire le dessin lui-même (à droite) et d'y ajouter ce montage étrange.
Deux changements parmi d'autres (sans mon accord).
Les deux versions de ce strip: Le coloriage des boules de nöel a été modifié dans la seconde version (capital pour la bonne compréhension de l'intrigue!). Des bulles supplémentaires envahissent la première image et les cases suivantes sont redessinées (sans mon accord).
Sans raison valable, certains éléments du dessin ont été recoloriés (sans mon accord).
Les deux versions de ce strip: Le scénariste voulait que je dessine le visage d'un ami dans le rôle du psychîatre. Ayant préféré dessiner un personnage de mon cru, il a redessiné non seulement le visage en question mais tout le strip! (sans mon accord).
Retouche maladroite du décor par le scénariste (sans mon accord)!
Les deux dessins formant un strip (la petite fille et Lefranc au volant) ont été tronqués ou éliminés par le scénariste. Il a aussi procédé à des retouches sur le dessin rescapé (le tout sans mon accord).
Retouches de dessin, changements de couleurs et chamboulement de la page par le scénariste (le tout sans mon accord).
Que rajouter en guise de conclusion?
1) Que mon dessin de couverture de « Noël noir » ne lui plaisait pas, pas davantage que l'illustration pour la page de titre. Normal puisque ce n'est pas lui qui en a décidé la teneur.
2) Qu'il continue de raconter ses grands malheurs sur les forums qui lui ouvrent leurs portes, présentant les faits de telle manière d'apparaître toujours comme le « gentil » auteur opprimé face au « méchant » éditeur et à « l'incompétent » dessinateur.
A ceux enfin qui réclament son retour dans l'univers J. Martin, je vous proposerais de vous demander s'il existe un dessinateur qui veuille bien travailler avec lui. Plusieurs ont déjà compris qu'une telle collaboration était impossible!
Régric, le 10 mai 2010.